catalogue

Quatuor n°3 “Todesfuge”


opus

351

date de composition

1998

création

1998, Strasbourg, par Stefan Genz et le quatuor Sine Nomine

formation

Quatuor à cordes avec voix.

éditeur
détails
  • 26 pages
  • durée: 21 mn
  • texte: poème Elegy, de Dylan Thomas
écouter un extrait

Dédié à Jean-Michel Nectoux.
Commande de Radio France.
L’œuvre a été publiée par Hapax. Il existe une épreuve corrigée à l’encre rouge par Olivier.
Présentation OG:
Mon troisième quatuor (avec voix) Todesfuge a été composé du 26 mai au 23 juin 1998. J’avais initialement projeté de mettre en musique le poème de Paul Celan Todesfuge. Après plusieurs tentatives demeurées infructueuses, je me suis tourné vers l’Elegy de Dylan Thomas (peut-être le plus beau chant d’amour et de haine jamais adressé à un père), tout en conservant l’idée de donner à mon quatuor la forme d’une fugue. Le poème de D. Thomas ayant également la mort pour sujet, j’ai gardé Todesfuge (Fugue de mort) comme sous-titre de l’œuvre.
Ce sous-titre, puis la nature même de ce projet, m’ont amené à réfléchir au rapport existant entre l’écriture fuguée et le thème de la mort, puis aux liens qu’ils ont entretenus l’un avec l’autre au cours de notre histoire musicale. La mort n’est-elle pas aussi une fugue, mais au sens qu’accorde à ce mot son étymologie latine : fuga, c’est-à-dire fuite ? (Mourir, comme fuguer, en somme, c’est partir sans prendre congé...) Peut-être faut-il voir dans cette ambiguïté sémantique, au-delà du double sens, la trace d’une éventuelle vertu mortifère de la fugue. Au fond, le grand sérieux propre à leur langage suffit-il à expliquer que les fugues soient si souvent situées à la fin des œuvres: sonates, quatuors, symphonies, oratorios, et même opéras (Falstaff), à une place où rien ne peut plus leur succéder, sinon le silence ? (Le silence de la mort ?) Comme si le langage fugué épuisait à ce point les possibilités d’écriture qu’il génère à partir de lui-même – à l’instar d’un organisme vivant, qui fabrique puis épuise sa propre énergie – qu’il annule du même coup toute nécessité rhétorique et ne puisse céder sa place qu’au silence, qu’au vide, qu’au nada de l’existence, qu’à la mort. Du reste, il ne me déplaît pas que la mort soit seule parvenue à arrêter Bach dans la composition de son grand-œuvre, son Art de la fugue, et qu’elle l’ait contraint à le laisser ouvert sur le silence, un silence éternel qu’il est désormais frivole – comme l’ont voulu certains – de chercher à combler.
On l’aura compris, dans la fugue ce n’est pas tant la forme qui retient mon attention – au sens d’une fugue d’école traditionnelle, avec son exposition, son contre-sujet, ses divertissements, sa réexposition, sa strette, etc. – que le principe en soi d’une écriture mortifère, qui s’enroule sur elle-même, engendrant et abolissant le matériau de son propre renouvellement. Du reste, je souhaite que l’auditeur de mon Quatuor perçoive la propension qu’a ici le discours musical – à chaque fois qu’apparaissent un thème ou un motif nouveaux – à “virer à la fugue”, donc à une forme d’écriture proliférante et qui s’auto-détruit, comme une allusion claire à la maladie et à la mort, telles qu’elles imprègnent de manière omniprésente le texte de Dylan Thomas.
Mon troisième quatuor n’est donc pas une fugue formellement “correcte”, mais plutôt une vaste forme libre d’un seul tenant – qu’il serait trop long d’analyser ici –, un grand fugato au sein duquel pas moins de sept sujets se succèdent, se génèrent les uns les autres, se superposent et s’affrontent. Parallèlement à cette structure complexe – et presque indépendamment d’elle – un chant écossais (mi-apocryphe, mi-authentique) surgit peu à peu au fil de l’œuvre, d’une façon subliminale, pour apparaître enfin tout entier à son terme, rappel des origines celtiques de D. Thomas, poète gallois, filigrane dans l’œuvre de musique de la présence obsédante du père dans le texte de Thomas.
Ce n’est d’ailleurs pas l’un des aspects les moins significatifs de ce Quatuor, à mon sens, que la cohabitation qui se produit en son sein de plusieurs niveaux de lecture autonomes. Le jeu dialectique, notamment, entre la réalité structurelle si exigeante de l’écriture fuguée et la nécessité expressive dictée par l’émotion inhérente au poème de Thomas, m’a particulièrement passionné et stimulé. Il a été l’un des ferments de mon travail.
Traduction du poème par Olivier:
Elegy

Trop fier pour mourir, brisé et aveugle il mourut
Obscurément, sans se retourner,
Un homme froid et bon, brave en son orgueil étroit

Ce jour funeste. Oh, puisse-t-il à jamais
Être allongé légèrement, enfin, sur la dernière colline
Franchie, sous l’herbe, amoureux, et là devenir

Jeune parmi les longs troupeaux, et ne jamais reposer égaré
Ou immobile durant les jours innombrables de sa mort, bien que
Par-dessus tout il soupirait pour le sein de sa mère

Qui était repos et poussière, et dans le tendre sol
La justice noire de la mort, aveugle et maudite.
Qu’il ne trouve point le repos mais soit paterné et découvert,

J’ai prié dans la chambre accroupie, au pied de son lit aveugle,
Dans la maison assourdie, une minute avant
Midi, et la nuit, et la lumière. Les fleuves des morts

Marbraient sa pauvre main dans la mienne, et je vis
Par ses yeux non-voyants jusqu’aux racines de la mer.
(Un vieil homme tourmenté, aux trois-quarts aveugle,

Je ne suis pas trop fier pour crier que Lui et lui
Ne quitteront jamais mon souvenir.
Tous ses os hurlaient, et pauvre en tout sauf en souffrance,

Étant innocent, il redoutait de mourir
En haïssant son Dieu, mais ce qu’il était était clair :
Un vieil homme, et bon, brave en son orgueil ardent.

Dans ses yeux j’ai vu glisser la lumière ultime.
Ici dans l’éclat d’un ciel souverain
Un vieil homme aveugle m’accompagne où je vais

Cheminant dans les prairies de l’œil de son fils
Sur qui tant de maux se sont abattus comme neige.
Il pleura comme il mourut, craignant enfin le son ultime

Des sphères, le monde s’échappant sans un souffle :
Trop fier pour mourir, trop frêle pour retenir ses larmes,
Et pris entre deux nuits, la cécité et la mort.

O blessure si profonde qu’il dût mourir
En ce jour funeste. Oh, il pouvait cacher
Les larmes de ses yeux, trop fier pour mourir.

Il ne me quittera pas jusqu’à ce que je meure.)

[Le poème original est posthume, inachevé et, en partie, reconstitué d’après des notes.]